Dis-nous ce dont tu es capable. As-tu volé la lune ? Ou tu préfère voler le jouet de la voisine d'en face ? As-tu des inventions dont tu es fier et que tu veux nous faire partager ? C'est dans cette partie que tu vas te vendre, banane! Mais aussi c'est ici que tu vas nous dire quel groupe souhaite-tu intégrer.
Et voilà comment je suis arrivé là ...
Mes yeux arrivent pile au niveau du plan de travail de mon père et je dois me hisser sur la pointe des pieds afin de mieux y voir. Curieuse, je tends une main pour pouvoir toucher du bout de mon index la pâte jaune. C’est élastique et mou, c’est un peu tiède, c’est vraiment bizarre !
«
Hep, que fais-tu là toi ? »
Je sursaute et me dépêche de me retourner. Mon père est juste devant moi, ses mains enfarinées sur ses hanches, le front plissé. Il me regarde avec insistance. Je baisse la tête, regardant mes chaussures, les joues rouges de m’être faite prendre. Je sais que je n’ai pas le droit de venir ici, maman me l’a répété des centaines de fois. Mais j’avais tellement envie d’entrer dans la cuisine de papa... Je sens ses grandes mains se glisser sous mes bras et il me soulève avec facilité pour m’asseoir à l’autre bout du plan de travail.
«
Bon, tu restes là, mais tu ne touches plus à rien, compris ? Je dois terminer ça. Me dit mon père, plongeant ses mains dans la pâte jaune.
-
Qu’est-ce que c’est ? C’est bizarre !-
C’est la pâte pour faire les croissants. -
Ah bon ?? Mais c’est pas un morceau de la Lune, les croissants ? Demandé-je à papa, incrédule.
-
Mais non ! Mon père se met à rire en secouant la tête.
Bien sûr que non ! C’est un morceau de pâte. Regarde. »
Et sous mes yeux grands ouverts, il se met à façonner la pâte, à l’enrouler, jusqu’à lui donner la forme d’un croissant de la Lune. Ma bouche s’ouvre en grand, la mâchoire m’en tomberait presque. Ah ben ça alors...
«
Moi aussi je peux faire un morceau de Lune ?-
Mmmh d’accord ! Mais il faut d’abord que tu te laves les mains ! »
Papa me fait descendre du plan de travail et je cours jusqu’à l’évier pour me laver les mains avec son aide. Il me met ensuite un de ses immenses tabliers, rapproche une chaise du plan de travail et me fait grimper dessus.
«
Alors, regarde bien. »
Il recommence, lentement cette fois-ci, afin que je puisse bien suivre et que je refasse les mêmes gestes à mon tour. Ce que je fais. Mais voilà, ma Lune à moi, elle ne ressemble pas à grand-chose. Alors je recommence, encore et encore, oui mes Lunes sont un peu de travers mais papa me félicite.
«
Et hop au four ! » S'exclame mon père.
Il soulève la plaque et l’apporte dans le four. Je regarde mes croissants gonfler et dorer dans le four, impressionnée. Une fois les viennoiseries cuites, mon père les met sur une plaque froide me la donne.
«
Allez, on va les mettre dans la boutique ! »
Un grand sourire aux lèvres, je passe devant pour rejoindre la boutique de mon père où ma mère est derrière la caisse. C’est fièrement que je présente mes premiers croissants. D’accord ils ne sont pas parfaits mais je suis sûre qu’un jour ça viendra !
A partir de ce moment là, j’ai passé le plus clair de mon temps dans la cuisine de la pâtisserie avec mon père. Tous mes mercredis, mes weekends, je les passais avec lui. Une véritable passion, c’est ce qu’est devenue la pâtisserie. J’étais tellement heureuse là, avec mon père, les mains dans la pâte, dans la farine et le sucre. J’aimais déjà beaucoup les gâteaux mais là, c’est devenu pire encore. Je savais déjà ce que je voulais faire : pâtissière. Et avec mon père ! Il me le disait tout le temps, qu’un jour, je reprendrai sa boutique et que nous travaillerions ensemble. Quand certaines petites filles rêvent de princes charmants, de châteaux et de licornes moi je ne pensais qu’aux gâteaux, au chocolat et autres délices. Mais rien ne se passe jamais comme on le voudrait...
Assise sur une marche devant l’entrée du collège, j’attends. A côté de moi, l’une de mes amies a son cahier de maths ouvert sur ses cuisses et relit la leçon du jour.
«
Pffff, mais que fait ma mère ?? Elle avait dit qu’elle venait me chercher ! Dis-je en soupirant, mes coudes appuyés sur mes cuisses et mon menton dans mes mains.
-
Mmmmh, il y a peut-être du monde à la pâtisserie et elle ne peut pas se libérer.-
Mouai...-
Ah voilà la mienne ! A demain Ivy ! S’exclame mon amie en se levant pour rejoindre la voiture de sa mère.
-
A demain Cassy. »
Et me voilà seule. Ce n’est pas vrai ça, elle avait pourtant promis de venir me chercher ! Je me lève de sur les marches, les descends et me dirige vers la cabine téléphonique. J’ai une carte dans mon sac, avec ça, je vais pouvoir joindre ma mère pour lui rappeler qu’elle doit me récupérer. J’insère la carte, compose le numéro et attends. Après deux sonneries, la voix de ma mère me parvient à l’autre bout du fil.
«
M’man ! Tu avais dit que tu viendrais me chercher !-
Je n’ai pas le temps, prends un bus.-
J’pas d’argent ! Allez m’man ! -
Non Ivy, je suis débordée ! Dit fermement ma mère.
Rentre à pied.-
Mais je vais en avoir pour une heure au moins ! Mon sac est méga lourd et il va pleuvoir !-
Débrouille-toi mais moi je ne peux pas ! »
Je raccroche en pestant. Pfff, c’est toujours pareil de toute façon. Je réinsère ma carte et compose un autre numéro.
«
Papaaa ! Maman ne peut pas venir me chercher au collège, tu peux venir toi ?-
Ivy... J’ai une pièce-montée à terminer...-
Oh allez, s’il te plaît papa ! Je t’aiderai à la terminer si tu veux ! Me laisse pas rentrer à pied, il va pleuvoir et je n’ai pas de parapluie ! J’t’en prie !-
Bon bon, j’arrive d’ici une dizaine de minutes.-
Chouette, merci p’pa ! »
Cette fois, c’est bien contente que je raccroche et que je rejoins les marches pour m’asseoir. Heureusement que p’pa est là ! Mais les minutes passent et mon père ne vient pas. Le ciel s’obscurcit, et toujours rien.
«
Ivy ? »
Je sursaute et me retourne pour voir ma prof de maths.
«
Oh, bonsoir Miss Darryl.-
Que fais-tu ici ?-
J’attends que mon père vienne me chercher... Depuis deux heures.-
Ecoute, je vais te ramener d’accord ? Je ne peux tout de même pas te laisser ici toute seule !-
Merci Miss ! »
Esquissant un petit sourire, je me lève et la suis jusqu’à sa voiture. Durant le trajet, elle me parle de tout et de rien. Je déteste les maths, mais j’adore cette prof, elle est toujours sympa. Nous arrivons dans la rue où je vis, quand quelque chose attire mon regard. Des gyrophares... La voiture de ma prof s’arrête devant ma maison et je sors comme une furie pour courir à l’intérieur de la maison.
«
Maman ! Papa ! Qu’est-ce qu’il se... »
Assise sur le canapé, son visage est caché dans ses mains et ses épaules se soulèvent au rythme de ses sanglots.
«
M’man ? »
Un des policiers s’approche de moi et dépose une main sur mon épaule. Je sens de suite l’angoisse m’étreindre.
«
Ton père a eu un accident de voiture... Un camion l’a heurté et il a terminé dans le fleuve... Je suis désolée. »
Je secoue la tête, n’arrivant pas à avaler la nouvelle. Non. Non non non. J’ai dû m’endormir sur les marches et bientôt, papa va me secouer pour me réveiller et s’excuser d’être en retard. Miss Darryl, qui est toujours là, pose sa main sur mon épaule. Je me dégage brusquement avant de détaler dans le jardin, tout au fond. Je m’assieds sur la balançoire, la tête baissée et laisse le chagrin et la culpabilité me submerger. C’est de ma faute... Si je n’avais pas insisté, papa n’aurait jamais quitter la pâtisserie et il ne serait jamais mort... Du haut de mes treize ans, je sens déjà que je vais porter le poids de la culpabilité jusqu’à la fin de mes jours.
«
Tu es né poussière, tu retourneras poussière... »
Mon regard reste résolument posé sur la pierre tombale de marbre gris devant moi. Elle est neuve, brille sous le soleil du mois d’octobre et les lettres gravés sont étincelantes et l’on peut clairement y lire : « Andrew Powell, 8 mai 1956 - 13 octobre 2002. Epoux et père dévoué. » Je suis incapable de regarder ailleurs, incapable d’écouter le sermon du pasteur, incapable de faire attention à cette main réconfortante sur mon épaule. Ce n’est que lorsque que j’entends un bruit mécanique, un vrombrissement que je détourne mon regard. Il se pose alors sur le cercueil en bois d’acajou. Une boîte... Voilà où il va reposer maintenant... Entre six planches, sous une épaisse couche de terre. Terre qui commence à tomber sur le cercueil dans un bruit qui me semble assourdissant. Je baisse la tête, serrant avec force contre moi le livre de recette de papa. Mes yeux me piquent, l’envie de pleurer me démange mais je n’ai pas envie de craquer, pas devant tous ces gens. Ma mère, elle, pleure comme une fontaine, se fichant complètement des regards. Peut-être devrais-je faire comme elle, mais je n’y arriverai pas. J’ai peut-être treize ans, mais je sais faire preuve d’une très grande pudeur. Voilà encore une chose que mon père m’aura légué...
«
Ton père était quelque de merveilleux ! Si seulement... La voix de ma mère se brise et elle ne finit pas sa phrase.
-
Oui, c’était quelqu’un de bien. Murmuré-je en relevant les yeux en sentant une goutte d’eau sur ma tête.
On devrait rentrer maman, il se met à pleuvoir.-
N...Non... Je vais rester un peu là, tu peux aller attendre dans la voiture. »
Je ne me fais pas prier, bien au contraire. Et après un dernier regard sur la tombe de mon père, je me retourne pour me mettre à courir dans l’allée du cimetière, la clef de la voiture dans la main. Je m’engouffre dans l’habitacle au moment où des trombes d’eau tombent du ciel noir. Le nez collé à la vitre, je regarde au loin la silhouette de ma mère.
Ce jour-là ; ce jour où nous avons mis mon père en terre, marque le début d’une nouvelle vie. Une vie à deux mais surtout le début d’une distance entre ma mère et moi. Je l’ignore à ce moment-là, mais maman ne se remettra jamais de la disparition de papa. Elle va vivre dans le passé, dans ses souvenirs et s’enfoncer un peu plus dans une spirale infernale, dans la dépression. Elle a commencé à boire un peu, juste pour apaiser la douleur et les migraines, au début c’était un petit verre comme ça, de temps en temps. Et c’est devenu tous les soirs. Puis le midi. Puis le matin. En même pas six mois, ma mère a commencé à se balader avec une flasque d’alcool dans son sac. Lorsque je partais au collège, maman était allongée sur son canapé à cuver et quand je rentrais, elle était exactement au même endroit que là où je l’avais laissée. Heureusement, ma tante Sally a tout appris et un beau jour, elle est venue et m’a arraché à cette mère qui n’en avait plus que le nom.
«
Aaaaah, voilà notre diplômée ! »
Les yeux humides, ma tante se précipite vers moi pour me serrer avec force dans ses bras. Je manque d’étouffer tant elle me serre fort, mais je préfère en rire plutôt que râler.
«
Eh oui, je suis une grande fille maintenant !-
Tu n’es plus un petit bébé qu’il faut border le soir ! »
Ca y est, ma tante pleure et je lève les yeux au ciel en riant. A vrai dire, il y a bien quelqu’un que j’aurais bien aimé voir pleurer le jour de la remise des diplômes : mon père. Voir ma mère. Mais l’un est mort et l’autre... L’autre n’existe plus en quelque sorte. Tante Sally attrape mon diplôme pour le lire et passe un bras sur mes épaules en m’entraînant vers le parking.
«
Bon et maintenant, ma chère nièce adorée ? Que comptes-tu faire ? Quelle université vas-tu rejoindre ?-
Justement... Dis-je en regardant mes pieds.
-
Justement ? Ivy Norah Powell, ne me dites pas ce que je ne veux pas entendre !-
Euh non, non, je ne suis pas tombée folle amoureuse d’un dealer de drogue et je ne suis pas non plus enceinte de triplés.-
Ouf, tu me rassures, j’ai failli faire une attaque ! Rit ma tante en ouvrant sa portière.
Je monte à mon tour de mon côté, un petit sourire aux lèvres. De toute façon, ça passe ou ça casse.
«
Voilà, je ne vais pas aller à l’université.-
Quoi ?? Mais qu’est-ce que tu vas faire ?! C’est du gâchis !-
Je vais ouvrir mon blog de pâtisserie.-
Ivy, ça ne te mènera nul part ! Il te faut faire des études pour faire un vrai métier. Un blog à côté, pour t’amuser, je ne dis pas. Mais ne faire que ça... Non, je ne suis vraiment pas pour. »
J’hoche des épaules, les bras croisés contre ma poitrine. De toute façon, j’ai pris ma décision, je n’irai pas à l’université, je ne vais pas faire de longues études ; c’est pas pour moi.